Interview de Laurent Lafferrère : structurer la bioproduction pour demain
Le média Pharmaboardroom a interviewé Laurent Lafférrère sur la position de la France en matière de bioproduction.
La France connaît une renaissance industrielle discrète dans le domaine de la bioproduction, portée par une convergence croissante entre science, innovation et politiques publiques. Au cœur de ce mouvement se trouve Laurent Lafferrère, directeur général de France BioLead, qui pilote les initiatives visant à structurer l'écosystème national, à encourager la collaboration et à attirer des investissements durables. Dans cet entretien, il explique comment la France peut transformer son excellence scientifique en atout industriel.
Quel a été votre parcours professionnel et qu'est-ce qui a inspiré la création de France BioLead ?
J'ai passé plus de 25 ans dans l'industrie pharmaceutique, au sein de grandes multinationales, d'organismes de recherche sous contrat (CRO), de CDMO et de start-ups. Titulaire d'un doctorat et d'un Executive MBA d'HEC Paris, j'ai eu la chance d'appréhender les dimensions scientifiques et commerciales du secteur, notamment grâce à des expériences au sein d'entreprises américaines qui ont enrichi ma vision internationale. Ces expériences ont forgé ma conviction qu'il est indispensable de dépasser les cadres traditionnels et de renforcer les liens entre la recherche, l'innovation et l'industrie. Lorsque j'ai pris la direction générale en octobre 2022, au moment même de la création de France BioLead, notre objectif était de connecter et de structurer l'écosystème national de la bioproduction. En seulement trois ans, nous avons bâti un réseau plus visible, collaboratif et ouvert sur le monde, rassemblant acteurs académiques, industriels et institutionnels autour d'une ambition commune : positionner la France comme leader de la bioproduction.
Comment la stratégie France 2030 reflète-t-elle les ambitions du pays de renforcer son écosystème de bioproduction et d'innovation ?
La bioproduction est au cœur de la transformation industrielle et sanitaire de la France. Dans le cadre du programme France 2030, 800 millions d'euros ont été consacrés au renforcement des capacités nationales en biothérapies et bioproduction, s'inscrivant dans la stratégie Santé 2030 visant à accélérer l'innovation et la production locale. Cet investissement témoigne de la reconnaissance du rôle déterminant que jouent désormais les biomédicaments dans l'avenir de la santé : ils représentent déjà environ 30 % du marché pharmaceutique mondial, 40 % des nouveaux médicaments autorisés et près de 60 % de ceux en développement. En France, plus de dix millions de personnes vivent avec un cancer, une maladie auto-immune ou une maladie rare ; des pathologies de plus en plus souvent traitées par biothérapies.
Ces progrès engendrent toutefois de nouveaux défis. Les biomédicaments restent onéreux et, sans une solide base de production nationale, les pays perdent la maîtrise de l'approvisionnement, des prix et de l'accès des patients aux traitements, ainsi que de la valeur économique plus large générée par l'innovation et l'emploi qualifié. Aujourd'hui, seulement 10 % environ des biomédicaments utilisés en France sont produits localement – soit 47 produits au total, dont 23 thérapies dérivées du sang, 12 vaccins, huit anticorps et quatre traitements à base de microbiote – au sein d'un écosystème qui soutient déjà plus de 76 000 emplois.
La production scientifique française figure parmi les plus importantes d'Europe, avec des institutions telles que le CNRS, l'INSERM, l'Université Paris Cité et Sanofi qui placent le pays parmi les quatre premiers détenteurs de brevets du continent. Le défi qui demeure est de traduire cette force scientifique en capacités industrielles. France BioLead joue un rôle essentiel dans cette transition en fédérant les acteurs du monde académique, de l'industrie et des fournisseurs afin d'identifier les priorités communes, de recenser les compétences nationales et d'aligner l'innovation sur les besoins industriels dans des domaines clés tels que la thérapie cellulaire et génique, les anticorps et les vecteurs viraux.
Afin de renforcer la collaboration et la visibilité, nous avons également créé la Journée nationale de la bioproduction des produits biopharmaceutiques (JNBB), devenue un rendez-vous annuel majeur du secteur. La dernière édition a rassemblé plus de 200 organisations réparties dans 12 régions autour de 40 événements, générant plus d'un million de vues en ligne, témoignant ainsi de la dynamique collective qui anime aujourd'hui l'écosystème français de la bioproduction.
Où se situe la France aujourd'hui en termes de priorités d'investissement et de perspectives d'avenir dans le domaine de la bioproduction ?
Le paysage français de la bioproduction est à la fois vaste et prometteur. Notre analyse des brevets montre que l'innovation couvre la quasi-totalité des domaines thérapeutiques, des anticorps aux thérapies cellulaires et géniques, témoignant d'une remarquable richesse scientifique, mais aussi d'un besoin de coordination accrue pour orienter efficacement ces efforts. Ces trois dernières années, notre travail au sein de France BioLead s'est concentré sur la cartographie détaillée de cet écosystème – en identifiant les acteurs, les lieux et les méthodes – afin de construire un cadre structuré et interconnecté capable de transformer l'excellence de la recherche en force industrielle. La prochaine étape, actuellement en cours de définition et de validation au niveau national, concentrera les ressources sur les domaines les plus stratégiques pour renforcer la compétitivité de la France et garantir une pérennité à long terme.
Du point de vue de l'investissement, France 2030 a alloué 800 millions d'euros aux biothérapies et à la bioproduction. Si cet investissement témoigne d'un fort engagement politique, il doit être replacé dans un contexte mondial. Le Canada, par exemple, a annoncé des investissements d'environ 2,3 milliards d'euros dans ce même domaine. Pour autant, la dynamique française est indéniable. Ces cinq dernières années, les acteurs industriels ont investi près de 6,3 milliards d'euros dans la bioproduction, ce qui souligne la confiance croissante dans l'écosystème français. La priorité est désormais de maintenir cette trajectoire et d'accélérer la transition de l'innovation à la production. La France possède l'excellence scientifique, les capacités industrielles et l'ambition. Le défi consiste à concrétiser ces atouts en résultats tangibles.
Quels sont les facteurs qui expliquent la dynamique et l'attractivité croissantes de la France dans le domaine de la bioproduction ?
La dynamique actuelle est le fruit de la convergence de multiples forces. Au-delà de l'engagement financier de l'État, la France a su bâtir un écosystème cohérent qui allie excellence scientifique, capacités industrielles et vivier de talents hautement qualifiés. Ces dernières années, les acteurs mondiaux ont renouvelé leur confiance par d'importants investissements, témoignant d'une reconnaissance croissante du potentiel de la France comme pôle de bioproduction avancée. Si l'investissement privé se montre plus prudent dans le contexte économique actuel, il s'agit d'une tendance mondiale et non d'une faiblesse locale, et les fondamentaux de la France demeurent solides.
Ce qui continue de distinguer la France, c'est la qualité de sa main-d'œuvre et de ses infrastructures. Le pays abrite de nombreux pôles d'excellence dédiés à la formation de la prochaine génération de professionnels de la bioproduction, garantissant ainsi une main-d'œuvre hautement qualifiée dont les compétences sont reconnues par ses pairs dans des pays comme l'Allemagne, le Canada et la Belgique. Cette concentration d'expertise, associée à un solide socle scientifique et à un réseau industriel mature, crée un écosystème particulièrement bien placé pour une croissance durable.
Le défi actuel ne réside plus dans la génération d'innovations, mais dans leur déploiement à grande échelle. Grâce à une convergence croissante entre la science, les talents et les capacités industrielles, la France est bien placée pour transformer la découverte en production, valoriser le capital intellectuel et consolider son rôle de leader mondial de la bioproduction.
Comment décririez-vous l'écosystème plus large qui soutient l'industrie biomanufacturière française ?
La force de la France en matière de bioproduction repose sur la richesse et la diversité de son écosystème. Au-delà des grands acteurs pharmaceutiques, le pays a développé un réseau dynamique de CDMO et de fournisseurs spécialisés qui constituent l'épine dorsale de la production industrielle. Si le contexte actuel de financement a mis à l'épreuve de nombreuses entreprises de biotechnologie – et par extension, leurs partenaires CDMO –, cette période a également incité ces organisations à innover, à repenser leurs modèles et à intégrer de nouvelles technologies dans leurs offres futures, témoignant ainsi de la résilience et de la capacité de renouvellement du secteur.
Tout aussi essentiel est le réseau de fournisseurs et de sociétés d'ingénierie qui sous-tend l'ensemble de la chaîne de valeur. Des entreprises françaises comme Verdot et Pierre Guérin, réputées pour leurs technologies de bioréacteurs utilisées par des fabricants mondiaux de premier plan tels que Samsung, illustrent le savoir-faire industriel du pays. Parallèlement, des groupes internationaux comme Merck et Sartorius ont renforcé leur présence en France, consolidant ainsi le socle technologique national et contribuant à un écosystème de bioproduction pleinement intégré.
Pour garantir la résilience et la souveraineté à long terme, il est essentiel que l’ensemble de cette chaîne de valeur, des équipements et consommables à la production et aux services, demeure solidement ancrée en France, ou au moins en Europe. La compétitivité repose non seulement sur la capacité à produire des médicaments, mais aussi sur la préservation de l’ensemble des savoir-faire qui la sous-tendent. Cette approche globale est au cœur de la mission de France BioLead et sous-tend l’ambition de la France de s’affirmer comme un véritable leader européen de la bioproduction.
Quelles actions France BioLead entreprend-elle pour maintenir cette dynamique et favoriser la poursuite de la collaboration et des investissements dans l'ensemble de l'écosystème ?
Pour maintenir notre dynamique, la collaboration est essentielle. Chez France BioLead, nous privilégions les projets collectifs qui fédèrent le monde académique, l'industrie et les prestataires de services autour d'objectifs communs : développer de nouveaux services, faire progresser l'innovation ou transformer des idées en applications industrielles. À titre d'exemple, deux de nos membres CDMO ont lancé une offre de services conjointe pour leurs clients grâce aux contacts et au soutien de notre réseau. C'est précisément ce type d'énergie collaborative que nous souhaitons encourager au sein de l'écosystème.
Pour pérenniser cette dynamique, nous avons créé une plateforme communautaire numérique qui centralise les échanges entre nos membres. Elle leur donne accès à l'actualité du secteur, à une carte interactive des compétences nationales et à un espace pour identifier les opportunités de collaboration et d'investissement. L'objectif est d'accroître la visibilité, de renforcer les liens tout au long de la chaîne de valeur et de rendre la création de partenariats plus intuitive et plus efficace.
Il est tout aussi important d'établir un dialogue avec les investisseurs. Nous nous efforçons de leur faire mieux comprendre comment la valeur est créée au sein de la bioproduction, réduisant ainsi le risque perçu et facilitant l'accès au capital. L'année dernière, par exemple, j'ai animé une session de formation à destination des investisseurs afin d'illustrer la contribution des CDMO à la chaîne de valeur globale du secteur. Lorsqu'ils comprennent où et comment la valeur est générée, les investisseurs investissent avec plus de confiance et contribuent ainsi à assurer la pérennité de l'écosystème.
D’un point de vue réglementaire et stratégique, quels changements restent nécessaires pour renforcer la position de la France en tant que leader de la bioproduction d’ici à 2030 ?
La réglementation est au cœur de nos préoccupations, car la simplification du cadre national est essentielle au maintien de la compétitivité française en bioproduction. Nous avons mis en place un comité dédié afin d'identifier et de lever les principaux obstacles propres au contexte français, qui divergent souvent du cadre européen. L'un des défis récurrents réside dans la tendance de la France à surappliquer les directives européennes, créant ainsi des lourdeurs administratives inexistantes ailleurs et freinant, en fin de compte, l'innovation et l'agilité industrielle.
Un exemple flagrant est le règlement relatif aux micro-organismes et aux toxines (MOT), qui impose une autorisation préalable pour toutes les activités connexes – production, transport, utilisation ou transfert – conformément à l’article L5139-1 du Code de la santé publique. La procédure peut durer jusqu’à six mois, ce qui constitue un véritable handicap concurrentiel par rapport à des pays comme la Belgique ou l’Allemagne, où les procédures similaires sont bien plus légères. Cette complexité impacte non seulement les entreprises, mais aussi la recherche académique. Nous avons donc formulé des propositions pragmatiques visant à simplifier et accélérer ces procédures, actuellement à l’étude par les ministères compétents. Leur mise en œuvre aurait un impact significatif sur l’industrie et le monde académique, contribuant ainsi à renforcer l’attractivité de la France en tant que pôle d’innovation.
À l’horizon 2030, notre ambition est de voir émerger un écosystème de bioproduction compétitif, innovant et souverain, reconnu en Europe et dans le monde pour son excellence. Pour y parvenir, une collaboration soutenue entre la science, l’industrie et les pouvoirs publics est indispensable, afin que la France demeure un lieu où l’innovation est non seulement conçue, mais aussi produite, déployée à grande échelle et partagée avec le monde entier.
